Les travailleurs du secteur public sont-ils favorisés ?
Après avoir décrété la grève hier, le syndicat des services publics wallons et bruxellois annonce des actions à longue durée. Ces agents sont mécontents de leur sort. Mais par rapport aux travailleurs du privé, ils ne seraient pas à plaindre. Opinions croisées.
- Publié le 01-06-2016 à 16h58
- Mis à jour le 01-06-2016 à 17h05
Après avoir décrété la grève hier, le syndicat des services publics wallons et bruxellois annonce des actions à longue durée. Ces agents sont mécontents de leur sort. Mais par rapport aux travailleurs du privé, ils ne seraient pas à plaindre.
OUI - Jean Hindriks, professeur d'économie à l'UCL, membre du Center of Operations Research and Econometrics (CORE), senior fellow à l'Institut Itinera
Le secteur public en Wallonie, c’est un emploi sur trois contre un emploi sur quatre en Flandre. En Wallonie, le public présente 40 % du total des salaires versés contre 30 % en Flandre. La crise de 2007 a frappé les gens dans le secteur privé, pas ceux du public. Aujourd’hui, les rémunérations moyennes dans le public sont plus élevées que dans le privé. Vous y ajoutez la sécurité d’emploi. C’est cadeau.
Combien sont-ils à travailler dans ce secteur public aujourd’hui fort mécontent ?
Le périmètre du secteur public est l’administration publique avec ses fonctions régaliennes (justice, défense, finances,…) plus tout ce qui est financé par le budget de l’Etat à savoir l’enseignement, les soins de santé, l’action sociale, etc. En Belgique, 1,381 million de personnes y travaillent : 712 000 en Flandre, 424 000 en Wallonie et 242 000 à Bruxelles, siège de nombreuses administrations fédérales et d’écoles. Proportionnellement, le secteur public en Wallonie compte 35 % des emplois (soit un emploi sur trois), à Bruxelles, 35 % et en Flandre, 25 %. En Wallonie, le secteur public représente 40 % du total des salaires versés, 30 % en Flandre et 33 % à Bruxelles. Bref, le secteur public (en emploi et en salaire) en Wallonie apparaît un tiers plus important qu’en Flandre.
Avec, proportionnellement, ce tiers d’emplois et de masse salariale en plus dans le secteur public wallon et bruxellois, les services aux citoyens et aux usagers sont donc plus organisés et efficaces qu’en Flandre ?
Pas tout à fait. Prenons l’enseignement qui occupe 70 % des fonctionnaires. Selon les derniers tests internationaux disponibles - en math -, la Wallonie et Bruxelles sont à la 20e place tandis que la Flandre occupe la 3e place dans le peloton de tête. Pourquoi des résultats si différents ? A priori, ce n’est pas une question de moyens humains mais plutôt d’organisation. Les soins de santé affichent aussi une asymétrie importante entre Flandre et Wallonie. Un rapport récent de Test-Achats se félicite que la Flandre ait mis en place en 2015 une agence d’inspection des hôpitaux. Les rapports concernant les 18 hôpitaux flamands sont postés sur son site. Vu la situation financière dramatique des hôpitaux, où est, à Bruxelles et en Wallonie, cette transparence, source d’une meilleure gestion ? Autre différence au niveau des communes qui ont aussi des soucis financiers. Selon le code, leur budget est censé être publié. En Flandre, le site de l’équivalent de l’Union des villes et communes les publie tous. Rien de cette visibilité et du contrôle citoyen sur ce qui est fait avec son argent en Wallonie et à Bruxelles.
Comment alors améliorer le service public en Wallonie si ce n’est pas en y augmentant l’emploi déjà élevé ?
La première étape est plus de transparence - une promesse du gouvernement wallon - et donc plus de contrôle des coûts par les citoyens. A ce niveau, l’opacité des intercommunales reste emblématique en Wallonie. La suivante est la simplification avec ces idées diverses : guichet unique, mise en ligne de tous les documents administratifs ou l’éclatement de la grosse administration avec ses 50 missions en petites agences spécialisées (mise à l’emploi, lutte contre la fraude fiscale, développement des technologies dans l’administration, Afsca, etc.). La Flandre a bien suivi les pays nordiques sur ce chemin.
Pourquoi un si haut taux d’emploi public en Wallonie ?
La crise industrielle wallonne dans les années 1970 a provoqué d’énormes pertes d’emploi qui ont été compensées par des recrutements dans le secteur public. De nombreuses personnes y sont rentrées plutôt que d’aller au chômage. La Flandre n’a pas subi ce choc. Mais combien de temps la Wallonie pourra-t-elle rester avec un tel différentiel de fonctionnaires ? En 2023, elle devra voler de ses propres ailes et les financer elle-même.
Aujourd’hui, les services publics francophones ne sont donc pas trop à plaindre ?
Ils sont bien dotés humainement avec des moyens relativement élevés compte tenu de la conjoncture économique difficile. Enseignant, je suis moi-même un fonctionnaire et je crois que nous devons prendre notre part dans l’effort collectif. La crise 2007-2008 a surtout frappé des gens dans le privé. Les agents du secteur public n’en ont pas été victimes; l’emploi y est garanti. Depuis quelques années, on constate que les rémunérations moyennes dans le public sont plus élevées que dans le privé. Vous y ajoutez la sécurité d’emploi. C’est un double cadeau. Mon épouse est dans le privé : trois restructurations en cinq ans et maintenant l’entreprise ferme. Dans le privé, arrivé à un certain âge, la question est: "Est-ce que j’aurai encore mon emploi l’année prochaine ?" Je ne me prononce pas sur les grèves mais à un moment, quand on vit de l’argent public, il convient de relativiser la situation. Chacun doit y mettre du sien.
NON - Xavier Lorent, secrétaire permanent CSC Services Publics pour la Fédération Wallonie-Bruxelles
Le fonctionnaire n’a pas les mêmes conditions de travail que le salarié. Il n’a pas de salaire garanti en cas de maladie. Il ne perçoit pas de rémunération différente pour prestations au-delà d’une certaine heure. Ce qui ressemble à des avantages n’est qu’une compensation logique. Car chaque système a ses effets pervers. Et la comparaison Nord-Sud ne tient pas non plus, car les réalités sont différentes.
Désinvestissement dans les services publics, dégradation des conditions de travail des agents,… Ces constats étaient au centre de la manifestation de ce mardi à Bruxelles. Certains, pourtant, estiment que les fonctionnaires sont plutôt des travailleurs favorisés. Qu’en dites-vous ?
D’abord, il faut replacer les choses dans leur contexte. Le fonctionnaire n’est pas un salarié. C’est un agent qui perçoit une allocation pour tenir le rang social qui doit être le sien en tant que serviteur de l’Etat. Cela semble anodin, mais pas tant que cela. D’un côté, le travail dans la fonction publique présente certains inconvénients. En termes de couverture sociale par exemple. Contrairement au salarié, le fonctionnaire n’a pas de mutuelle. Il cotise directement auprès de son employeur qui, en retour, lui garantit 21 jours de couverture car il n’a pas de salaire garanti en cas de maladie. Pour qu’il ait droit à ces 21 jours, il faut qu’il ait presté une année complète. Donc, s’il parvient à ne pas les épuiser, il les cumule. Mais c’est normal puisqu’il a cotisé pour cela. Pour moi, ce n’est pas un avantage. Juste une compensation logique liée à son statut. Un système n’est pas mieux que l’autre. Et chacun a des effets pervers.
D’autres exemples d’effets pervers dans le public ?
Prenons la loi sur le temps de travail. La plupart des salariés ont une rémunération différente lorsqu’ils travaillent au-delà de certaines heures. Dans la fonction publique, elle reste la même.
Les emplois dans la fonction publique pèsent beaucoup plus lourd dans l’ensemble des emplois en Wallonie qu’en Flandre. Comment expliquez-vous cela ?
Je n’ai pas le même sentiment quant à ce constat. Quoi qu’il en soit, je vois déjà un élément : le taux de chômage est plus élevé en Wallonie qu’en Flandre, ce qui vient déjà fausser les statistiques. Ensuite, il faut voir les réalités qu’on compare. Du point de vue urbanistique, la Flandre est davantage constituée de grandes villes. C’est fort centralisé. Il est donc plus facile de bien fonctionner avec de bonnes infrastructures et, peut-être, un peu moins de gens. En Fédération Wallonie-Bruxelles, si on enlève Bruxelles et, éventuellement mais même pas sûr, des villes comme Liège ou Charleroi, il est évident que, si le service public veut avoir un même impact universel, il devra se développer davantage. Comparer ainsi des chiffres absolus n’a aucun sens car la réalité de terrain est toute différente.
Nombre de fonctionnaires, coût du service public au regard de ses performances,… Le contribuable qui attend une certaine qualité de prestations qu’il finance en partie a-t-il tout lieu d’être satisfait aujourd’hui ?
La problématique de savoir si ça coûte trop cher ou plus cher que…, c’est une problématique avant tout politique. La question est de savoir quel argent on met dans les services publics. Pour la collectivité, je reste pour ma part persuadé que le service public reste moins cher que le privé, parce que le service public, lui, n’est pas tenu de faire du profit.
D’accord mais, en fonction de leur coût, la qualité, le lien et les services sont-ils suffisants ?
En général, les gens sont individuellement mécontents, ce qui est normal. L’objectif du service public n’est effectivement pas de contenter chaque individu, mais bien de satisfaire la collectivité. Les intérêts des uns et des autres sont tellement différents que, si chacun émet un jugement en fonction de besoins qui lui sont propres, celui-ci sera forcément négatif. Il faudrait plutôt évaluer dans quelle mesure le service public sert le bien commun. Car comme il a pour vocation de défendre tout le monde, il finit forcément par décevoir un peu chacun individuellement. Un exemple concret : l’école. L’objectif est de s’adresser à tout le monde et en partie aux plus démunis. Ce faisant, il est normal qu’elle se heurte peut-être à certaines attentes ou aspirations, en fonction de la catégorie socioprofessionnelle ou des revenus… Cela étant, j’ajouterais quand même qu’en Belgique, le service public souffre de l’appareil politique. Quand on doit démultiplier le service en fonction du nombre d’entités, avec des structures, des responsables et des agents supplémentaires, il ne faut pas s’étonner que cela coûte cher au citoyen. Je ne veux pas dire que ce serait mieux autrement : c’est juste un constat.